Une expertise à géométrie variable

La politique énergétique française peut fortement évoluer au cours des prochaines décennies, modifiant de façon significative l’inventaire des déchets qui pourraient être stockés dans Cigéo. L’IRSN doit pouvoir intégrer divers scénarios dans son expertise et évaluer ainsi la sûreté à long terme. Pour ce faire, il s’appuie sur son logiciel Melodie1, qui modélise la migration des radioéléments.

L’Institut simule les migrations de radionucléides sur l’ensemble du système de stockage, grâce à son logiciel Melodie (modèle d’évaluation à long terme des déchets irradiants enterrés), développé en interne depuis plusieurs décennies. - © Olivier Seignette/Mikaël Lafontan/Médiathèque IRSN

Cigéo présente une caractéristique singulière : le stockage géologique ne sera mis en service que dans plusieurs décennies. Les premiers déchets thermiques hautement radioactifs n’y sont prévus, aujourd’hui, que pour… 2070, après une phase pilote. Autant dire que des incertitudes demeurent, que ce soit sur le conditionnement de certains déchets, leurs volumes, voire sur le type même de déchets qui y seront stockés.
Le combustible usé, par exemple, n’est pas considéré en France comme un déchet, puisqu’il est considéré comme valorisable par les industriels. Il n’a donc pas vocation à être stocké dans Cigéo. Mais il pourrait l’être si la politique de retraitement en France venait à évoluer. « Nous évaluons également si les perspectives de valorisation prévues pour certaines matières sont réalistes. Les combustibles usés de certains réacteurs de recherche du CEA, par exemple, ne sont pas retraitables dans les usines actuelles de La Hague. Peut-être faut-il considérer qu’ils seront stockés dans Cigéo », s’interroge François Millet, ingénieur matériaux, qui expertise à l’IRSN l’inventaire des déchets radioactifs. Dès lors, quel inventaire retenir ?

Inventaires de réserve

La demande d’autorisation de création, que l’Institut expertise, repose sur un scénario « de référence2 ». Il prévoit de stocker à Bure, entre Meuse et Haute-Marne, les déchets issus des installations nucléaires existantes – avec une durée d’exploitation de cinquante ans pour les réacteurs d’EDF en fonctionnement -– et des installations dont le décret d’autorisation est déjà paru, comme l’EPR de Flamanville, conçu pour fonctionner soixante ans. Mais d’autres scénarios « de réserve » sont envisagés, dans lesquels serait par exemple prolongée la durée de fonctionnement des centrales. La décision récente de construire six nouveaux EPR 2 n’est pas non plus incluse dans le dossier déposé. « Cette nouvelle ambition nucléaire française a été annoncée, en février 2022, alors que la demande d’autorisation de création était en cours de finalisation. Nous la prenons en compte dans notre expertise », relève François Millet, qui étudie par ailleurs l’impact qu’aurait le scénario extrême d’un arrêt du nucléaire : « Il est dimensionnant parce qu’il signifierait l’arrêt du retraitement des combustibles. L’Andra se retrouverait à devoir stocker des combustibles usés plutôt que des déchets vitrifiés, ce qui n’est pas la même chose du point de vue de la dimension, de la typologie et des risques associés. » Le combustible usé contient en particulier du plutonium, qui est aujourd’hui extrait pour être valorisé.
Chaque scénario modifie en cascade la conception du stockage et donc sa sûreté, qui nécessite une expertise spécifique. Comment un nouveau type de colis se dégradera au cours du temps ? Comment ses radionucléides (iode 129, chlore 36, uranium 238, etc.) migreront dans la roche pendant un million d’années ? « Construire les modèles qui sont à la base de nos calculs peut prendre plusieurs mois. Or, ce n’est qu’au moment où nous recevons le dossier que nous connaissons la longueur prévue des alvéoles, les matériaux précis utilisés, pour quels déchets, etc. Il y a des évolutions dans chaque dossier », rappelle François Marsal, expert en géochimie des matériaux.
Comment gagner du temps quand celui de l’expertise est compté ? Grâce à Melodie, logiciel développé en interne. Conçu pour modéliser la migration des radionucléides dans la roche argileuse, il intègre un module qui crée à volonté des configurations différentes de Cigéo. Taille des alvéoles et des galeries, disposition, distances, propriétés physicochimiques des matériaux, etc., tous ces paramètres sont modifiables pour correspondre aux nouvelles données du dossier de l’exploitant. « Un nouveau modèle est créé non plus en quelques mois, mais en quelques jours », explique François Marsal.

Trente ans de développement

Melodie calcule alors comment les éléments vont migrer dans l’eau, qui sature les porosités de l’argile par diffusion – comme lorsqu’un sachet de thé est plongé dans un verre d’eau –, ou par convection – quand l’eau elle-même s’écoule. « Melodie est un code d’écoulement et de transport dans les milieux poreux. Il fournit les débits de radionucléides en sortie des puits qui relient les galeries à la surface, et en sortie de la couche argileuse », résume Édouard Veilly, ingénieur-chercheur en physicochimie, qui pilote l’expertise de la sûreté à long terme de Cigéo.
« Le développement de Melodie a débuté il y a trente ans. L’objectif était d’avoir notre propre outil de modélisation pour garantir à la fois notre indépendance et la maîtrise de nos calculs », raconte François Marsal. Des calculs que le code optimise aujourd’hui par un « maillage dynamique » du volume géologique étudié : les mailles se resserrent, pour des calculs plus précis, dans les zones où l’incertitude augmente. La robustesse et la fiabilité de ces codes de calculs ont été validées par différents tests comprenant notamment des comparaisons avec d’autres logiciels européens similaires. L’objectif est à présent d’accélérer ces calculs en les menant en parallèle sur plusieurs processeurs. Mais aussi d’affiner le modèle lui-même, en intégrant l’érosion des couches géologiques superficielles sur le très long terme. Autant d’améliorations qui permettront à l’Institut d’être encore plus réactif dans ses prochaines expertises.

1. Modèle d’évaluation à long terme des déchets irradiants enterrés.

2. Les différents scénarios sont établis par le gouvernement et inscrits dans le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR).

Dans cette simulation, le logiciel Melodie modélise la migration, par diffusion ou convection, des radionucléides dans le milieu géologique. Il visualise l’évolution du panache d’activité, depuis la zone de relâchement vers un exutoire de surface. - © Service de sûreté des irradiateurs, des accélérateurs et de la gestion des déchets (SSIAD) Beris

En chiffres

  • 150 mètres de long

    et 80 centimètres de diamètre, telles sont les dimensions prévues aujourd’hui pour les alvéoles dans l’argile qui accueilleront les colis de haute activité, les plus dangereux.

  • 4

    nombre de scénarios industriels officiels différents envisagés pour l’inventaire des déchets, dont Cigéo doit tenir compte et que l’IRSN expertise.

  • 83 000 m³

    de déchets radioactifs devraient être, au total, selon le scénario de référence, stockés dans Cigéo, dont 10 000 m³ de déchets de haute activité et 73 000 m³ de déchets de moyenne activité à vie longue.

Pour en savoir plus

Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs :
https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/PNGMDR_2022.pdf

Le logiciel Melodie : https://www.irsn.fr/recherche/logiciel-melodie



Article publié en juillet 2024