S’inscrire dans un temps très long

Pour expertiser la sûreté de Cigéo, l’IRSN doit se projeter bien au-delà des quelques décennies de construction et d’exploitation d’une installation nucléaire classique. Le temps se compte désormais en siècles, voire en centaines de milliers d’années. Comment adapter l’expertise à ce changement vertigineux d’échelle ? La mission est complexe mais loin d’être impossible.

Le scellement des puits et galeries, après fermeture de Cigéo, sera un élément clé de la sûreté à très long terme du stockage. Les performances des dispositifs de scellement envisagés sont testées dans le laboratoire souterrain de Tournemire. - © Viviane Dalles/Signatures/Médiathèque IRSN

Avec une durée prévue d’exploitation d’environ cent cinquante ans, et une sûreté à garantir durant plusieurs centaines de milliers d’années, Cigéo s’inscrit dans une échelle de temps démesurée. Les matériaux tiendront-ils si longtemps ?
Les bétons armés d’aujourd’hui ne résistent guère plus de cent ans. Peu importe. « Tant que Cigéo sera ouvert, jusqu’au milieu du siècle prochain, il sera possible d’intervenir sur les zones endommagées. La plupart des bétons employés ne doivent tenir que pendant la phase d’exploitation », rappelle Alexandre Dauzères, expert en vieillissement des matériaux.
Car une fois que l’installation sera pleine, le site sera fermé, le stockage scellé, et c’est principalement la couche d’argile qui assurera la sûreté, en formant un épais bouclier naturel. L’eau contenue dans la roche remplira les galeries, dont les soutènements pourront céder sans que cela n’affecte la sûreté. Galeries et puits auront été préalablement remplis des remblais extraits lors du creusement, puis scellés avec un massif en béton sur lequel s’appuiera un « bouchon » d’argile gonflante, puis un dernier massif d’appui en béton. « Ces massifs sont les seuls constituants en béton qui devront tenir au-delà de cent cinquante ans », précise ce spécialiste. Mais l’eau calcaire le dégradant assez vite, l’IRSN étudie si la formulation choisie à ce stade, à base de bétons « bas pH1 », remplira bien le rôle mécanique attendu sur le temps long.

Ciments romains de deux mille ans

Comment prévoir leur comportement sur plusieurs siècles ? Une thèse étudie des ciments romains, présentant des similitudes avec les bétons bas pH et restés immergés près de deux mille ans dans la baie de Naples en Italie. Elle les compare à d’autres, immergés vingt ans à Brindisi (Italie) et à des échantillons d’aujourd’hui. « Si nos modèles parviennent à restituer le vieillissement à vingt et à deux mille ans, nous pourrons être confiants sur la pertinence de nos calculs », souligne l’expert.
Restent les aciers. Une fois Cigéo scellé, l’oxygène va se raréfier. Or sans oxygène, la corrosion de l’acier produit de l’hydrogène. Ce gaz crée une surpression qui, au-delà d’un certain seuil, peut fracturer la roche. Il faut donc qu’il s’évacue. L’Andra prévoit désormais des scellements étanches à l’eau mais qui laisseront passer cet hydrogène. « C’est une exigence nouvelle qu’il va falloir analyser », observe Camille Espivent, ingénieure en sûreté nucléaire, qui dirige l’expertise de Cigéo.
Les aciers qui entourent les colis de haute activité devront confiner les radioéléments durant un demi-millénaire, pour qu’ils ne soient pas relâchés trop vite dans l’argile. « Quand Cigéo sera fermé2, la corrosion de ces aciers aura été suivie durant les cent cinquante ans de la phase d’exploitation. Même s’il est impossible de qualifier de façon certaine leur tenue sur cinq cents ans, cela donnera malgré tout une bonne indication sur leur capacité à tenir aussi longtemps », relève François Marsal, expert en géochimie des matériaux.
Les alvéoles qui accueilleront ces déchets de haute activité seront chemisées en acier carbone. « Or nous avons précédemment observé que sous certaines conditions, cet acier pouvait se corroder près de cent fois plus vite que ce qu’anticipait l’Andra », relève Alexandre Dauzères. En effet, l’exploitant avait initialement estimé qu’une fois le site scellé, l’oxygène en disparaîtrait en quelques années, absorbé par la pyrite que contient la roche. Or des expériences réalisées en 2011 au laboratoire souterrain de l’IRSN à Tournemire montrent que le taux d’oxygène commence bien à chuter quand un forage est scellé, mais qu’il peut remonter ensuite. Pourquoi ? « Parce que quand vous forez, vous créez des microfissures dans la roche, par lesquelles l’oxygène est susceptible de revenir », explique l’expert. De l’oxygène qui réagit avec la pyrite pour produire de l’acide sulfurique. Après l’expertise de l’IRSN, et sur la base de ses propres résultats, l’Andra décide donc d’injecter un ciment spécifique, riche en bentonite, entre le chemisage et la roche, et d’en remplir les microfissures dans l’argile. Un ciment qui, grâce à son pH élevé, annihile la production d’acide au contact de l’acier.

Après l’exploitation de Cigéo, puits et galeries seront scellés par de l’argile gonflante, ou bentonite, stockée ici dans le laboratoire souterrain de Bure. L’IRSN s’assure qu’elle remplira sa fonction sur les échelles de temps longues du stockage. - © Gilles Crampes/BSM International/Médiathèque IRSN
Comment les bétons de scellement seront-ils dégradés au fil du temps par l’eau présente dans la roche ? Pour le prévoir, les minéraux de cet échantillon sont analysés au microscope électronique à balayage - © Philippe Dureuil/Médiathèque IRSN

Barrière géologique

Au-delà de cinq cents ans, ce sera la couche d’argile qui jouera le rôle de barrière de confinement. Faut-il craindre un tremblement de terre ? « Le mouvement sismique a tendance à être plus faible en profondeur, mais nous n’avons pas encore la bonne fonction de transfert. Comme il y a un laboratoire souterrain sur place, à Bure, nous avons demandé à l’Andra de renforcer son réseau de capteurs sismiques en surface et en profondeur, pour comparer sur des mouvements d’amplitudes très faibles », explique Sébastien Hok, sismologue à l’IRSN.
Une réglementation spécifique impose que l’installation résiste au séisme maximum physiquement possible sur place. « Mais lequel prendre ? s’interroge-t-il. Sur un million d’années, il peut se passer beaucoup de choses ». La région enchaînera notamment des périodes glaciaires, avec des glaciers qui appuieront sur la roche. « Les failles autour du site se réactiveront et engendreront des séismes proportionnels à leur taille », explique-t-il. Des activités humaines (forage, géothermie, pompage, etc.) pourraient aussi en déclencher. « Peu importent les causes, des séismes vont se produire, et ce risque doit être pris en compte. Sur la base des failles connues autour du site, le scénario le plus fort actuellement envisagé est une magnitude 6,5 à 12 kilomètres de l’installation », conclut le sismologue, rappelant que la capacité de Cigéo à tenir sur ces échelles de temps géologiques repose essentiellement sur la profondeur de l’enfouissement.

 

1. Les bétons « classiques » sont très caustiques, avec un pH élevé, de l’ordre de 13. Les bétons « bas pH », obtenus par ajout de silice, ont un pH inférieur de deux à trois unités.

2. Lorsque les alvéoles de Cigéo seront saturées de déchets, le site sera fermé : les puits de communication avec la surface seront bouchés et scellés, les installations de surface seront démantelées.

En chiffres

  • 1 centimètre par million d’années

    ordre de grandeur de la vitesse à laquelle l’eau se déplace dans la roche argileuse du Callovo-Oxfordien, dans la Meuse et la Haute-Marne.

  • 1 centimètre par millénaire

    c’est l’ordre de grandeur de la vitesse moyenne à laquelle les radioéléments de la famille de l’uranium diffusent à travers la roche argileuse (source Andra).

  • 100 000 ans

    c’est l’ordre de grandeur de la durée théorique qu’il faudra aux radioéléments à vie longue les plus mobiles, comme l’iode 129 et le chlore 36, pour atteindre en quantités très faibles la surface.

Pour en savoir plus

Avis IRSN 2017-00190 relatif au dossier « Projet Cigéo – Dossier d’Options de Sûreté ».
Lutèce, des expériences en béton, Repères n° 51, pp. 22-23.


INFOGRAPHIE - Des colis sous surveillance constante

Depuis leur lieu d’entreposage, comme celui de La Hague, jusqu’à leur enfouissement définitif dans le futur site de stockage Cigéo, les colis de déchets nucléaires de haute activité et moyenne activité à vie longue présentent des enjeux de sûreté importants. Tour d’horizon des principaux risques que l’IRSN expertise.

© T.Cayatte/Agence Ody.C/Médiathèque IRSN/Magazine Repères


Article publié en juillet 2024