Un chantier d’interactions humaines

Un immense chantier comme Cigéo fait travailler dans un même lieu une multitude d’acteurs et d’entreprises différents. Une « coactivité » susceptible d’avoir un impact sur la sûreté. Comment la gérer au mieux dans ce projet hors normes ? L’étude Cosea (Coactivité et sûreté en acte) livre des premiers éléments de réponse, utiles pour faire émerger une culture commune de sûreté.

Faire travailler différentes équipes sur un chantier pose des enjeux de sûreté qu’étudie Cosea. Sur le prolongement du métro parisien, l’ouvrage est ici trop exigu pour le tunnelier. Une équipe creuse pendant qu’une autre excave la terre. - © Elsa Gisquet, Laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales (LSHS).

Cigéo n’est pas qu’un défi technique, c’est aussi un chantier humain. « Cette dimension organisationnelle et humaine est aussi instruite dans les projets de conception des industries à risque », observe Estelle Dixneuf, experte en sûreté nucléaire à l’IRSN. Construire le site souterrain de stockage va nécessiter de coordonner une multitude d’équipes et de métiers, comme les tunneliers et le génie civil. « Compte tenu du développement progressif de l’installation, l’exploitation de la première tranche, c’est-à-dire le stockage effectif des premiers colis radioactifs, commencera alors que les travaux de creusement et de construction seront encore en cours », rappelle Lise Menuet, ergonome à l’IRSN. À cette concomitance des travaux de construction en surface et de creusement souterrain s’ajoutera donc la conduite des activités d’exploitation nucléaire. « Quelles dispositions compte prendre l’Andra pour gérer ces différents niveaux de coactivité ? Et quels impacts ont-ils sur la sûreté ? », interroge l’ergonome.
Pour acquérir un premier retour d’expérience, l’étude Cosea (Coactivité et sûreté en acte) est lancée en 2015. Elle observe comment la coactivité s’organise sur un chantier similaire : le prolongement de la ligne de métro 14 de la RATP, à Paris, des premiers coups de pelle à la mise en service en 2021.

Rester souple

Premier enseignement : l’ordonnancement des activités doit souvent être modifié, alors que chacun est pris dans ses propres contraintes de temps et de contrats à respecter. La gestion du chantier doit donc rester souple et permettre ces renégociations. « La sûreté se construit aussi dans ces réunions de coordination. Il faut pouvoir y retarder la mise en service quand un risque persiste, et donc y disposer d’une autorité hiérarchique forte, avec un représentant de la sûreté dans chaque instance de décision », analyse Elsa Gisquet, sociologue à l’IRSN, qui a mené l’étude.
Lors du chantier de la ligne 14, des règles de sûreté émergent, comme ne pas travailler sur les rails aux horaires où ils peuvent être électrifiés. Dans un univers souterrain dont l’accès est restreint, des ressources devront aussi être partagées. Il faut prévoir des prêts de matériel entre entreprises, sachant que dans un chantier nucléaire les objets ne peuvent pas circuler d’une zone contaminée à une autre.

Faire émerger de bonnes relations

La sous-traitance présente des risques spécifiques que l’exploitant devra identifier et gérer. Un principe est déjà de ne pas sous-traiter d’activité stratégique. Il faut aussi créer un climat de travail dans lequel les intervenants peuvent rapporter des difficultés, des malfaçons, sans craindre des sanctions. Cosea a par ailleurs fait ressortir l’importance de bien gérer le découpage du chantier en différents lots (creusement des alvéoles, génie civil, installation électrique…) attribués à plusieurs entreprises, car les frontières entre ces lots engendrent des tensions.
Comment faire émerger les bonnes relations qui favorisent la sûreté ? « En portant aussi attention aux infrastructures du chantier. Qui paie une infirmerie ? Qui fait le ménage dans les toilettes ? Cela semble relever de préoccupations secondaires, mais quand elles ne sont pas prises en charge l’atmosphère se détériore », observe Elsa Gisquet.
La durée très longue du chantier de Cigéo, qui s’étalera sur plusieurs décennies, impose en outre de pouvoir évoluer. « Ce sont les capacités d’innovation et d’expérimentation de l’Andra qui permettront à Cigéo d’anticiper les transformations futures et de s’adapter aux changements multiples, qu’ils soient technologiques, organisationnels, environnementaux ou sociétaux », explique Lise Menuet. Des générations de métiers vont se succéder au cours des différentes phases du projet. Comment garder la trace des modifications apportées à l’installation ? Transmettre les connaissances acquises ? Gérer l’évolution des compétences nécessaires ? Autant de questions que pose encore ce chantier hors normes, et auxquelles l’exploitant devra répondre.

Dans un chantier d’envergure, la bonne gestion des infrastructures partagées est un élément important pour apaiser les tensions. Ici, la pièce de survie en cas d’incendie dans le tunnel, lors du chantier de prolongement de la ligne 14 du métro parisien. - © Laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales (LSHS)

Pour en savoir plus

Rapport IRSN/2019-00686 : « Pour une entrée dans les dimensions spatiales et temporelles de la coactivité, Étude Cosea », par Elsa Gisquet avec la collaboration de Gwenaële Rot. https://www.irsn.fr/sites/default/files/2023-03/IRSN_rapport-COSEA_Co-a…

Le projet Cosea sur le site de l’IRSN : https://www.irsn.fr/recherche/projet-cosea

En vidéo : https://www.nxtbook.fr/newpress/citizen-press/Reperes-1906_42/index.php#/p/12

Travailler aux chantiers, sous la direction de Gwenaële Rot, Hermann, novembre 2023.



Article publié en avril 2024