La collecte de données est capitale pour la radioprotection

Les données sur l’exposition aux rayonnements ionisants conditionnent le suivi des professionnels concernés et alimentent les études épidémiologiques. Elles sont essentielles pour sensibiliser les travailleurs, identifier les activités à risque et faire évoluer la réglementation. Comment sont-elles recueillies ?

Un modèle numérique estime les doses auxpquelles sont susceptibles d'être exposés les égoutiers et les personnels de stations de traitement des eaux usées - © Sophie Debove / iStock

Pour établir chaque année une photographie fidèle des expositions des travailleurs, l’IRSN exploite diverses bases de données, à commencer par le Système d’information de la surveillance de l’exposition aux rayonnements ionisants (Siseri). Recueillir les mesures issues de la dosimétrie et du calcul, récupérer les informations liées au contexte du travail, sont des étapes déterminantes.
Deux méthodologies président à l’acquisition des données du Bilan des expositions professionnelles aux rayonnements ionisants en France : le recours à Siseri et des questionnaires transmis par des laboratoires d’analyse accrédités. Ces approches sont liées à l’origine du rayonnement ionisant – externe ou interne – auquel sont soumis les travailleurs.

Le calcul et la dosimétrie

Les expositions externes sont mesurées à l’aide de dosimètres individuels à lecture différée. L’employeur les achète à l’un des sept organismes accrédités et les fournit à ses employés.
Selon la durée du port, la société renvoie les dosimètres à cet organisme mensuellement ou trimestriellement. Celui-ci transmet le relevé à l’IRSN pour intégration à Siseri. Cette base nationale – mise en place en 2005 et gérée par le Bureau d’analyse et de suivi des expositions professionnelles (Basep) – centralise, consolide et conserve l’ensemble des résultats de la surveillance dosimétrique individuelle des travailleurs. Les dosimètres ne sont cependant pas des plus pertinents pour certains professionnels. C’est le cas des personnels navigants (PN), exposés au rayonnement cosmique.
« Les dosimètres ont une limite de détection, ils n’enregistrent pas toute la dose, explique François Trompier, spécialiste en dosimétrie des rayonnements ionisants. Ils doivent aussi passer les contrôles bagages et peuvent être perdus... » Les doses reçues ne sont donc pas mesurées, mais calculées avec l’outil Sievert PN1 (voir pour aller plus loin), opérationnel depuis le début des années 2000. « En tout point de l’atmosphère, on peut calculer un débit de dose efficace et donc la dose intégrée pendant le vol. C’est plus précis que si elle était mesurée. » Calculées par le Laboratoire de dosimétrie des rayonnements ionisants (LDRI) sur la base des fichiers de PN et des vols, ces doses sont ensuite versées dans la base Siseri.
« Pour établir le bilan annuel, les données relatives à l’exposition externe sont directement extraites des informations présentes dans Siseri », indique Philippe Lestaevel, ingénieur-chercheur, coordonnateur du bilan. Pour l’exposition interne – le radioélément est incorporé dans l’organisme par inhalation, ingestion ou blessure –, la méthodologie diffère. La base nationale n’est pas mise à contribution, du moins pas encore.

Le médecin du travail est le pivot du dispositif de suivi de la radioprotection des professionnels exposés aux rayonnements ionisants. - © Frédérique-Elsa Hughes/Médiathèque IRSN

Acteur clé : le médecin du travail

Le suivi repose sur des examens prescrits par le médecin du travail : des analyses radiotoxicologiques – selles, urines – et anthroporadiométriques (voir pour aller plus loin). La surveillance est mensuelle, semestrielle ou annuelle. En cas de suspicion de contamination,la médecine du travail demande des examens en urgence. Toutes les analyses sont effectuées par des laboratoires de biologie médicale et les services de santé au travail accrédités, chargés d’intégrer les résultats dans la base Siseri.
"Le médecin du travail est le pivot du dispositif de suivi de la radioprotection", note Philippe Lestaevel. Réglementairement, il lui incombe de calculer la dose interne – dose efficace engagée2 – à partir des analyses (lire le reportage). L’outil Miodose, développé par l’IRSN en partenariat avec Orano, à partir de 2007, l’aide pour ce calcul. Le médecin renseigne dans Miodose les résultats d’analyses, le radionucléide en cause, sa forme physico- chimique (aérosol, vapeur...), etc. Le logiciel calcule alors la dose interne.
« Lorsqu’elle est supérieure au quart de la limite réglementaire, nous sollicitons l’avis d’experts de l’IRSN pour confirmer notre calcul », précise Lise Carbone, médecin du travail au CEA Marcoule (Gard).
Le bilan travailleur ne se fonde pas sur Siseri pour l’exposition interne. « Le taux de renseignement des données dans la base est insuffisant. Nous utilisons donc des questionnaires », explique Philippe Lestaevel. Les laboratoires d’analyses accrédités, une quinzaine, remplissent chaque année un document qu’ils renvoient au Basep. D’ici deux ou trois ans, la méthodologie pourrait changer et reposer, comme pour l’exposition externe, sur la base de données. En 2022, la refonte du système devrait faciliter son utilisation. « Elle simplifiera le travail de tous les utilisateurs: employeurs, laboratoires accrédités... », résume Juliette Feuardent, experte en radioprotection à l’IRSN.

Les données accessibles

Autre évolution majeure : le travailleur pourra consulter ses données dosimétriques. Aujourd’hui, seules certaines personnes y accèdent : médecin du travail, conseiller en radioprotection (CRP)...
« Actuellement, pour connaître son historique, un travailleur doit nous le demander. La refonte lui donnera un accès spécifique. C’est un changement de philosophie important », souligne l’experte.
Les informations fournies par les employeurs sont un autre facteur déterminant du bilan annuel. Ils doivent renseigner dans Siseri des informations administratives de leurs employés et le contexte de l’exposition : c’est une obligation réglementaire. « Ces informations nous servent à classer le travailleur : secteur d’activité, métier, statut d’emploi... Cela permet une analyse plus fine, expose Philippe Lestaevel. Parfois ces items manquent, notamment dans l’industrie non nucléaire, où la culture de radioprotection est moins ancrée. Nous contactons alors les employeurs pour améliorer le recueil. »
Les taux de remplissage de ces données sont passés de 50 à 67 % en cinq ans. La refonte devrait encore l’améliorer.

Vigilance et alerte

« Nous examinons la base toutes les semaines, explique Juliette Feuardent. Pour un travailleur donné, c’est parfois le cumul de doses mesurées par plusieurs laboratoires qui permet de constater le dépassement. Cela ne se voit que dans Siseri. »
Les focus qui complètent le bilan – les études ciblées – recourent aussi à d’autres sources. En 2019, une collaboration entre l’IRSN et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) alimente un focus sur la médecine nucléaire. « Nous avons utilisé des questionnaires que l’ASN avait transmis à tous les hôpitaux ayant un service de médecine nucléaire », dit Philippe Lestaevel. La même année, une étude sur les transporteurs de médicaments radiopharmaceutiques révèle quatre dépassements de la limite réglementaire de dose de 20 millisieverts (mSv) en trois ans. « Ces focus tirent le signal d’alarme : dans tel secteur, tel métier, les doses ont tendance à augmenter », raconte Philippe Lestaevel.
Dans le bilan 2020, le focus sur les PN met en évidence une hausse du pourcentage de travailleurs recevant une dose supérieure à 5 mSv en quatre ans (voir infographie). « Nous avons échangé avec Air France. Cette augmentation s’expliquait par la mise en service d’avions gros porteurs long courriers, relate Juliette Feuardent. Nous avons suggéré de mettre en place un système de rotation, afin que les pilotes les plus exposés empruntent parfois des voies où l’exposition est moindre. »

Le circuit par lequel transitent les médicaments radiopharmaceutiques doit être conçu afin de réduire au minimum l'exposition du personnel
Le circuit par lequel transitent les médicaments radiopharmaceutiques doit être conçu afin de réduire au minimum l'exposition du personnel - © Laurent Vaulont/Médiathèque IRSN

De l’épidémiologie à la réglementation

Alimentées par les données de cette base nationale, les études épidémiologiques explorent des situations spécifiques, comme des expositions chroniques à de faibles doses. Menée entre 2009 et 2014 par le Laboratoire d’épidémiologie des rayonnements ionisants (Lepid), l’étude O’cloc fait l’objet d’un focus dans le bilan 2020. Elle porte sur le risque d’opacité du cristallin chez les cardiologues interventionnels, qui réalisent des radios répétées pour guider leur geste diagnostique. « Quand l’étude a débuté, ils n’étaient pas au courant du risque radiologique et ne protégeaient pas leurs yeux », raconte Marie-Odile Bernier, épidémiologiste au Lepid.
À l’époque, Sophie Jacob, épidémiologiste, compare les informations d’une centaine de praticiens interventionnels à celles de témoins non exposés. À l’aide de questionnaires, elle recense le nombre de procédures, les moyens de protections. À partir de données de la littérature, elle déduit la dose reçue à l’organe pour chaque type de procédure... « Son étude montre un risque accru de cataracte, possiblement associée aux radiations*, se souvient Marie-Odile Bernier. Nous avons sensibilisé ces professionnels. »
En 2011, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) revoit ses recommandations, s’appuyant sur plusieurs études épidémiologiques. La limite annuelle d’exposition au cristallin passe de 150 à 20 mSv (lire article "Exposition aux rayonnements : le suivi des professionnels est optimisé"). Le Lepid a depuis lancé une autre étude, O’ricams*. Elle suit 200 000 travailleurs médicaux français – radiologues, médecins nucléaires, manipulateurs en radiologie, etc. – exposés à de faibles doses de rayonnements. « Nous voulons analyser le risque de cancer radio-induit, en particulier celui du cerveau et connaître les postes les plus à risque », expose Marie-Odile Bernier.
Rétrospective, l’étude O’ricams nécessite de reconstituer l’historique dosimétrique des centaines de professionnels, un travail colossal. Une thèse en cours réalisera une première analyse de la mortalité et comparera les doses reçues par les travailleurs décédés d’une tumeur cérébrale à celles de témoins vivants et sans tumeur. Les résultats sont attendus d’ici deux ans.

Les égoutiers sous les radars

Certains travailleurs, potentiellement exposés aux rayonnements, restent invisibles pour la surveillance dosimétrique et le bilan. C’est le cas des égoutiers et des personnels de stations de traitement des eaux usées, soumis aux rejets des services de médecine nucléaire et dans une moindre mesure, des laboratoires de recherche manipulant de la radioactivité. Vraisemblablement exposés en dessous du seuil réglementaire, ces agents ne portent pas de dosimètres. Le risque qu’ils encourent doit être précisé.
Le modèle numérique Cidrre3 répond à ce besoin. Il estime les doses susceptibles d’être reçues dans les réseaux d’assainissement et les stations d’épuration.
In fine, Cidrre peut être complété par une étude d’impact plus précise. Si dans une station de traitement donnée, Cidrre estime que l’exposition dépasse 1 mSv/an, une caractérisation spécifiques du site sera nécessaire. « Elle permet de considérer des éléments non pris en compte par le modèle, comme les fosses toutes eaux qui atténuent l’exposition », précise Éric Blanchardon, expert en dosimétrie interne. Quant aux mesures de radioprotection à instaurer, elles concerneraient surtout les émetteurs. « L’installation de cuves de décroissance dans les services de médecine nucléaire pour récupérer les urines de patients traités par de nouveaux médicaments radiopharmaceutiques – comme le lutétium 177 – est une piste », conclut-il.

1. www.sievert-system.org
2.Quantité d’énergie déposée dans le corps par le radionucléide, pondérée selon la radiosensibilité des organes. Elle mesure le risque d’apparition de cancer radio-induit.
3. Calcul d’impact des déversements radioactifs dans les réseaux.
*
Voir les références bibliographiques qui se trouvent en bas de la page reportage


PROCESS - Dosimétrie travailleurs : l’intercomparaison fiabilise le suivi

Les résultats de la dosimétrie externe et interne* des travailleurs doivent être fiables. Pour ce faire, la réglementation oblige les laboratoires accrédités les fournissant à participer tous les trois ans aux intercomparaisons. Surveiller la qualité de leurs mesures est un gage de qualité pour le suivi de l’exposition professionnelle. L’IRSN organise une session par an.
Pour les analyses radiotoxicologiques de selles ou d’urines, le Service de mesure des expositions aux rayonnements ionisants (Smeri) au Vésinet (Yvelines) envoie aux participants un échantillon dont il connaît l’activité radioactive. Les laboratoires rendent leur mesure. Si l’anthroporadiométrie repose globalement sur le même principe – mesure des rayons gamma émis par les éléments radioactifs –, ici c’est un fantôme qui est fourni. « Des briques superposées forment un corps humain contenant des sources radioactives d’une activité connue, détaille Alain Savary, spécialiste de métrologie au Smeri. Nous vérifions la conformité des résultats rendus selon des critères définis. »
Les intercomparaisons sont menées sur deux autres géométries : thyroïde et poumon. En dosimétrie externe, c’est le Laboratoire de dosimétrie des rayonnements ionisants (LDRI) à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) qui pilote ces comparaisons. Il irradie sur des installations de référence les dosimètres fournis par les participants. Ces derniers rendent les mesures lues. Un rapport est émis après l’intercomparaison. En cas de signaux « d’alerte » ou « d’action », le participant est invité à réaliser une investigation approfondie et à corriger le problème.

* Les résultats de mesures internes s’expriment en becquerel. Le médecin du travail les convertit ensuite en dose. 

Pour en savoir plus : 

Comparaisons interlaboratoires en dosimétrie interne
https://cildi.irsn.fr ;  
cildi@irsn.fr 


NORMES - Dosimétrie neutrons : la mesure devient plus représentative

Fabrication et retraitement du combustible, décontamination des châteaux de transport... Des dizaines de milliers de travailleurs, principalement dans des secteurs liés au nucléaire, sont exposés au rayonnement neutronique en France.
Depuis 2015, la norme ISO 21909-1:2015 améliore leur suivi. « Les dosimètres passifs certifiés répondent à des exigences plus fortes, les tests de performance auxquels ils sont soumis correspondant mieux aux situations d’exposition », indique Marie-Anne Chevallier, spécialiste en dosimétrie externe, impliquée dans la révision de la norme aux côtés de François Quéinnec, expert en radioprotection, responsable du projet.
Ce remaniement débute en 2012, initié par un consensus international de spécialistes au sein de l’Organisation internationale de normalisation (ISO). La norme de 2005 définissait des exigences différentes pour chacune des grandes technologies de dosimétrie. « Il était difficile de les comparer. Leurs fonctionnements, comme les exigences de performance de chacune d’elles, différaient, se souvient la spécialiste. Un document plus universel, décrivant des tests et des exigences indépendants de la technique, était nécessaire. » Une autre raison motive la révision. En 2005, les tests exigés ne sont pas représentatifs – ni en énergie, ni en niveaux de dose – des réalités du terrain.
Or les champs neutroniques sont très variables d’un poste à l’autre : de haute énergie pour certaines sources de radionucléides, versus de plus basse énergie dans l’industrie du nucléaire... « La nouvelle norme ajoute des tests pour une quinzaine de configurations – énergies et angle d’incidence – et à des niveaux de dose proches du seuil d’enregistrement. » La série complète de la norme 21909 (parties 1 et 2) est disponible depuis fin 2021.

Pour en savoir plus :

Systèmes dosimétriques passifs pour les neutrons ISO 21909:2021 (parties 1 et 2)
www.iso.org/fr/standard/78756.html
www.iso.org/fr/standard/75125.html 


Pour aller plus loin 

Retrouvez les infographies ci-après : 

INFOGRAPHIE - Anthroporadiométrie ou radiotoxicologie : que choisir ?

Selon le radioélément manipulé et la situation d’exposition, le médecin du travail prescrit aux travailleurs un examen anthroporadiométrique ou une analyse radiotoxicologique. Les deux peuvent se compléter en cas de contamination avérée.

Infographie expliquant comment bien choisir son dosimètre

INFOGRAPHIE - Bien choisir son dosimètre

Tous les professionnels exposés aux rayonnements ionisants portent un appareil mesurant la dose reçue. En plus du dosimètre passif, d’autres équipements sont utilisés en fonction du lieu de travail ou des risques particuliers encourus. Tour d’horizon.



Article publié en avril 2022