Centrale de Chooz : quelles évolutions après l’événement du 9 janvier 2009 ?

Neige, vent, séismes, canicule, frasil pris en glace, colmatants végétaux… la liste des agresseurs possibles de la source froide est longue. Le 9 janvier 2009, à la centrale de Chooz dans les Ardennes, c’est de la glace qui menace la source froide.  Le réexamen de sûreté des installations tous les dix ans est l’occasion de soulever la question des agresseurs possibles et de réexaminer la protection des installations. Un dialogue de sûreté entre l’exploitant et les experts durant plusieurs années permet la mise en place d’actions à court et moyen termes.   

Les expertes de l’IRSN, accompagnées des équipes d’EDF sur la drome flottante. Ce barrage protège le canal d’amenée de la centrale de Cruas (Ardèche) en arrêtant les gros colmatants charriés par le Rhône.
Les expertes de l’IRSN, accompagnées des équipes d’EDF sur la drome flottante. Ce barrage protège le canal d’amenée de la centrale de Cruas (Ardèche) en arrêtant les gros colmatants charriés par le Rhône. - © Noak/le Bar Floréal/IRSN/ magazine Repères

Dans la nuit du 9 janvier 2009, la température extérieure tombe à -15 °C sur le site de la centrale de Chooz, dans les Ardennes. Celle de la Meuse descend en dessous de zéro. Résultat : de la glace a colmaté la grille anti-intrusion située en amont de la station de pompage. Au matin, un agent de ronde constate que le niveau d’eau a baissé de deux mètres dans le canal qui alimente la source froide des réacteurs de Chooz B, menaçant l’approvisionnement des pompes.
C’est le premier événement de ce type impliquant du frasil1 en France, précise Céline Picot, experte à l’Institut en agressions internes et externes des installations. L’IRSN avait déjà identifié la nécessité de s’interroger sur les agresseurs possibles de la disponibilité de la source froide, dont ce dernier.” Mais les documents de sûreté d’EDF ne prenaient pas assez en compte ces risques.
Nombre de centrales sont implantées à proximité d’un cours d’eau ou de la mer car un réacteur doit être refroidi en permanence en y prélevant de l’eau. Ce refroidissement est assuré par deux circuits : celui des systèmes importants pour la sûreté et celui de la partie conventionnelle où se trouvent la turbine et l’alternateur de production d’électricité.  

La sûreté en jeu 

Installation du tambour filtrant, haute de 22 mètres, de la station de pompage de la tranche 2 de la centrale de Penly (Seine-Maritime). - © Marc Caraveo/EDF

La conception de la source froide varie selon les spécificités géographiques de chaque site. Elle comprend en général une prise d’eau : galerie ou canal d’amenée. Cette dernière mène à une station de pompage (voir infographie). L’eau brute subit plusieurs filtrations. Sur la plupart des sites, une drome flottante ou une prégrille à l’entrée du canal d’amenée bloque l’entrée des gros objets flottants tels que troncs, des bidons, etc. Les grilles de pré-filtration arrêtent ensuite les colmatants non stoppés par les dispositifs précédents. Les filtres, à chaînes ou à tambour, situés en amont des pompes, assurent la filtration fine. Chaque réacteur dispose de deux voies d’eau redondantes de sûreté avec grilles, filtres et pompes.
Cette eau refroidit les systèmes nécessaires au fonctionnement de l’installation, en exploitation ou à l’arrêt – réacteur et piscine d’entreposage des combustibles usés – et, lors d’une situation accidentelle, les systèmes d’injection de sécurité dans le circuit primaire ou d’aspersion de l’atmosphère interne de l’enceinte du réacteur.
Si l’ensemble des réserves d’eau ultimes du site sont consommées, la perte de la source froide peut conduire à la fusion du cœur. On comprend dès lors que sa protection est un enjeu majeur pour la sûreté.
Les réacteurs en exploitation ont été conçus pour résister à diverses agressions naturelles : séisme, inondation, neige, vent. Mais les agresseurs possibles de la source froide sont loin de se résumer à cette seule liste. Ils comprennent la prise en glace, le frasil, la canicule, les hydrocarbures, les colmatants végétaux ou autres…

Des algues à Paluel

Jets projetés sur le tamis du tambour filtrant de la centrale de Paluel (Seine-Maritime) ; présence d’algues.
Jets projetés sur le tamis du tambour filtrant de la centrale de Paluel (Seine-Maritime) ; présence d’algues. - © Marc Caraveo/EDF

Historiquement, la prise en compte des agressions possibles de la disponibilité de la source froide s’est déroulée en plusieurs temps, tant à l’IRSN que chez l’exploitant”, explique Patricia Dupuy, responsable à l’Institut du Service d’évaluation des systèmes et des risques.
Cette évolution est due au retour d’expérience des événements et à l’amélioration des connaissances sur les agresseurs potentiels.
Le réexamen de sûreté des installations, qui a lieu tous les dix ans, est à chaque fois l’occasion de “soulever la question des agresseurs possibles, de réexaminer la protection des installations et, si besoin, de retenir de nouveaux thèmes d’étude. Les tornades ont, par exemple, été introduites lors du troisième réexamen de sûreté du palier 900 MWe ou VD3-900”.
Ainsi, sont successivement apparus sur les “radars” de l’IRSN2 et d’EDF : les grands froids, matérialisés par les très rigoureux hivers des années 1980 ; la foudre, les vents extrêmes et les projectiles qu’ils transportent ; les grandes chaleurs, telles les canicules de 2003 et de 2006 ; les étiages d’origine naturelle ou artificielle ; l’ensablement et l’envasement, avec l’événement ayant affecté Chinon B en 2005 ; les colmatants végétaux, avec des algues à Paluel en 2004 et 2005, etc.
Lorsqu’un événement survient, c’est l’occasion d’un réexamen de fond de la sûreté”, souligne Patricia Dupuy. S’ensuit le contrôle des modifications matérielles, de procédure et d’organisation que doit mettre en œuvre l’exploitant pour mieux maîtriser les risques.
Dès les années 1980, des études probabilistes menées à l’Institut et à EDF ont montré que la probabilité d’une perte totale de source froide n’est pas résiduelle. Cela peut intervenir lorsque les deux voies d’approvisionnement en eau brute d’un réacteur sont simultanément indisponibles.
Il n’y avait à l’époque aucune parade spécifiquement définie pour gérer cette situation. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a demandé des améliorations de procédure, qui ont été mises en place. Elles consistent à utiliser l’eau froide stockée dans un vaste réservoir de la centrale pour refroidir les systèmes permettant de garantir l’intégrité du circuit primaire, en attendant la remise en état de la disponibilité de la source froide. Cette procédure sera appliquée lors de l’événement de Cruas en 2009. 

Colmatant, frasil, hydrocarbures

L’ingénieur d’EDF explique le fonctionnement du système de pompage de la recirculation d’eau chaude anti-frasil aux expertes de l’IRSN.
L’ingénieur d’EDF explique le fonctionnement du système de pompage de la recirculation d’eau chaude anti-frasil aux expertes de l’IRSN. - © Noak/Bar Le Floréal/IRSN

Le cumul d’agressions différentes – comme une inondation charriant des éléments colmatants – constitue un sujet délicat. “Nous devons nous poser toutes les questions, imaginer l’ensemble des situations possibles”, insiste Patricia Dupuy. Or l’exploitant a longtemps estimé certains cumuls trop improbables. En 2005, une étude sur les liens entre agressions externes et perte de source froide a été menée dans le cadre de la VD3-900.
L’IRSN avait identifié des situations de ce type qu’EDF avait oubliées ou minimisées, ce qui a conduit à des compléments d’étude de l’exploitant. “La sûreté est une affaire au long cours, faite d’allers et retours entre l’exploitant et les experts”, souligne Céline Picot. “La suite d’événements affectant la disponibilité de la source froide en 2009 à Chooz, Blayais, Cruas, Tricastin puis Fessenheim a ‘secoué’ EDF. Cela a accéléré la prise en compte de ce que nous suggérions”, constate Véronique Bertrand, chargée des aspects “conception et évaluation des systèmes” à l’Institut.
L’exploitant a réagi en mettant en place des actions à court et moyen termes. Les problèmes sont considérés pour l’ensemble du parc. Si la mise à jour des documents de sûreté reste à finaliser, “aujourd’hui, le dialogue technique avec l’exploitant est constructif”, ajoute Véronique Bertrand. Peu à peu, les sources froides du parc adoptent certaines améliorations prévues dès la conception pour le futur EPR de Flamanville (lire  
encadré ci-dessous). Malgré les progrès réalisés ou programmés, l’IRSN maintient sa vigilance, par exemple sur la capacité des réacteurs à faire face à des agressions : colmatants, frasil ou hydrocarbures. 

Analyser de nouvelles situations

Même si EDF a fait des efforts très importants ces dernières années pour protéger les sources froides, nous devons continuer à postuler qu’une perte peut arriver pour mieux nous y préparer. Il faut sans cesse anticiper et analyser de nouvelles situations. La nature a prouvé qu’elle peut avoir plus d’imagination que l’ingénieur”, conclut Patricia Dupuy.  

1. Cristaux de glace collante en suspension dans une eau très froide, susceptibles d’adhérer à tout objet solide et de le recouvrir peu à peu d’une couche de glace.
2. Ou de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) avant 2001 


L’EPR de Flamanville, une source froide renforcée

Les pertuis – ouvertures dans la façade en béton – permettent à l’eau du canal d’amenée d’entrer dans la station de pompage de l’EPR de Flamanville (Manche).
Les pertuis – ouvertures dans la façade en béton – permettent à l’eau du canal d’amenée d’entrer dans la station de pompage de l’EPR de Flamanville (Manche). - © Alexis Morin/EDF

La station de pompage comprend quatre voies de prise d’eau indépendantes, dont deux sont “bunkérisées”. Elle est équipée de deux types de filtres : à tambour et à chaînes.
Les systèmes de mesure de niveau d’eau sont fiabilisés. Toute la chaîne “grilles/moyens de nettoyage/dispositifs de filtration” a été renforcée par rapport au parc actuel, pour mieux faire face à des arrivées de colmatants.
L’EPR1 dispose également d’un circuit indépendant de refroidissement supplémentaire2. Muni de deux trains de pompes secourues par des Diesels d’ultime secours, il peut aspirer l’eau dans la station de pompage ou, à défaut, dans l’ouvrage de rejet en mer. Cette “diversification” de la source froide constitue une évolution importante de l’EPR par rapport aux réacteurs en exploitation.

1. European Pressurized Reactor, ou réacteur sous pression européen 
2. Système de refroidissement ultime (SRU)


Le retour d’expérience international

Tout incident sérieux affectant un réacteur nucléaire doit être déclaré à l’International Reporting System (IRS) de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Une trentaine d’événements significatifs affectant la source froide d’un réacteur ont été déclarés depuis 1982.  
En 1984, la centrale de Borssele (Pays-Bas) a subi la concomitance  d’une forte marée, d’un vent fort et d’un banc de sable dans le chenal d’amenée. En 2006, celle de Torness (Grande-Bretagne) a dû faire face  
à une arrivée massive d’algues. “L’objectif consiste à examiner si ce retour d’expérience international est transposable à la situation locale et à en tirer les enseignements”, explique Patricia Dupuy.
En matière d’agression des sources froides, la France est un contributeur important à la base de données de l’IRS, du fait de l’importance de son parc nucléaire”, note Céline Picot. L’incident de Cruas en 2009 a sans doute été le premier cas de perte totale de source froide dans le monde.  


En chiffre

  • 50 tonnes

    de végétaux s’accumulent sur les grilles de la station de pompage commune des réacteurs de la centrale de Cruas-Meysse (Ardèche) le 1er décembre 2009.  

     

  • 10 heures

    lors de l’incident du 1er décembre 2009 à Cruas-Meysse, la perte totale de la source froide dure pendant 10 heures. Il est classé au niveau 2 sur l’échelle internationale des événements nucléaires (Ines).  

  • 30 événements

    significatifs affectant la source froide d’un réacteur sont déclarés entre 1982 et 2016. (Source AIEA).


Article publié en juillet 2016