Le Paradis de la spectrométrie pour suivre la radioactivité

Suivre la radioactivité autour d’une ancienne mine d’uranium et à l’intérieur de certains organes, comme les reins. Pour mener des recherches sur ces thèmes, les scientifiques utilisent le plateau technique Paterson, l’un des piliers de la plateforme Paradis, à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). Visite et explications sur place.

Il est possible d’observer la répartition des atomes radioactifs dans des prélèvements, qu’ils soient environnementaux ou biologiques, grâce à la spectrométrie de masse des ions secondaires (Sims). Pour ce faire, les échantillons sont déposés sur des plaques de silicium (ici, au nombre de 4) réunies sur un support (le carré gris). © Philippe Dureuil / Médiathèque IRSN

Ici, il faut montrer patte blanche… ou plutôt blouse, surchaussures et charlotte blanches pour espérer entrer… au Paradis, ou plus exactement la Plateforme animale de radiocontamination et analyse des radionucléides, de l’IRSN. Située à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) sur une surface de 2 000 mètres carrés, elle accueille une vingtaine de scientifiques. C’est qu’il importe de ne pas risquer de contaminer les échantillons destinés à être analysés dans ces installations¹ . L’une d’elles est la Plateforme de spectrométrie de masse au service de la radioprotection et de la sûreté nucléaire ou plus simplement Paterson, un clin d’œil au géochimiste américain Clair Cameron Patterson². Grâce à quatre spectromètres de masse³  très performants, elle jette un pont entre recherche fondamentale et appliquée : ainsi, l’étude des isotopes stables de plomb a d’abord été développée pour déterminer l’âge de la Terre (recherche fondamentale), puis utilisée, notamment à l’Institut, pour le traçage des sources de pollution en environnement (recherche appliquée).

De la mine au rein

C’est en effet ce que fait Alkiviadis Gourgiotis, chercheur en géochimie au Laboratoire de recherche sur les transferts dans les sites et sols pollués (LT2S) situé à Cadarache (Bouches-du-Rhône) : « Notre objectif est de pister les sources de pollution radioactives dans l’environnement et d’en déterminer l’origine : est-elle naturelle ou anthropique ? » En France, on compte environ 250 anciens sites d’exploitation du minerai d’uranium. Ils ne sont plus en activité, mais peuvent rejeter dans l’environnement des eaux contenant des isotopes radioactifs qui viennent s’ajouter à ceux naturellement présents dans les milieux. Comment alors distinguer ces deux types de contributions dans les marquages détectés ? Grâce à Paterson, l’équipe de recherche met en évidence les « signatures isotopiques » des différentes sources de marquage : dans un échantillon, les proportions des différents isotopes du plomb (plomb 206, 207 et 208) ou de l’uranium (uranium 234 et 238) mesurées par spectrométrie de masse traduisent l’origine minière ou non. On obtient ainsi, selon Alkiviadis Gourgiotis, « l’équivalent d’une empreinte digitale des événements passés ». Cette donnée est utile pour améliorer la gestion des anciens sites miniers afin de limiter leurs impacts sanitaires et environnementaux. Le groupe teste actuellement ces approches sur le site de Rophin, dans le Puy-de-Dôme.
Pourquoi s’intéresser à ces sources de pollution ? Parce que les isotopes radioactifs ne sont pas totalement inoffensifs pour la santé. Cette toxicité est l’objet de la thèse de Laurie de Castro, menée sous la direction de Yann Gueguen, chercheur en toxicologie au Laboratoire de recherche en radiochimie, spéciation et imagerie (LRSI) implanté à Fontenay-aux-Roses. Partant du constat que, dans l’organisme, l’uranium s’accumule préférentiellement dans les reins et les os, elle étudie ses effets potentiellement cancérigènes à l’aide de modèles de souris génétiquement modifiées. Celles-ci sont prédisposées à développer un cancer du rein. « Les spectromètres révèlent la distribution globale de l’uranium dans les tissus, puis sa microdistribution. L’objectif in fine est d’identifier les mécanismes cellulaires de cancérogenèse », indique la doctorante. Ses travaux sont en cours, mais des résultats préliminaires ont d’abord validé les conditions d’études choisies. Les chercheurs indiquent avoir également « mesuré la répartition de l’uranium dans les organes en fonction du temps et de la dose. » Préalable indispensable pour l’étude de la cancérogenèse rénale, ils ont aussi déterminé le seuil à partir duquel l’uranium devient néphrotoxique, après exposition répétée par les voies aériennes supérieures pour mimer une inhalation.
La variété des études menées le confirme : Paterson est une plateforme à part qui traite aussi bien l’analyse isotopique que l’imagerie appliquées au vivant, à l’environnement et aux matériaux.

Focalisation d’ions

Dans la spectrométrie de masse des ions secondaires (Sims), les échantillons sont bombardés par un faisceau d’ions et l’on s’intéresse à ceux, dits « secondaires », qui sont ensuite éjectés de la surface. Pour en déterminer la nature, ces ions secondaires sont focalisés vers le détecteur par des diaphragmes que David Suhard, ingénieur en biologie, est ici en train de régler.

© Philippe Dureuil / Médiathèque IRSN

Des coupes de rein

La plateforme Paterson regroupe différents spectromètres de masse destinés à l’analyse du contenu isotopique de divers échantillons, notamment environnementaux ou biologiques, comme cette « coupe » par ablation laser de rein de souris (la concentration en ions uranium 238 étant croissante du bleu au rouge).

© Yann Gueguen et Laurie De Castro / IRSN

Dissection par laser

Les échantillons biologiques, destinés à être analysés par les spectromètres, sont préparés sous l’objectif d’un microscope photonique couplé à un système de microdissection laser.

© Philippe Dureuil / Médiathèque IRSN

Une forêt de pics

Les analyses d’un des quatre spectromètres de masse apparaissent sur un écran sous la forme d’une forêt de pics. Chacun correspond à un isotope particulier, et sa hauteur rend compte de la quantité de cet isotope.

© Philippe Dureuil / Médiathèque IRSN

Une empreinte digitale

Les rejets d’anciennes mines d’uranium contiennent des éléments radioactifs. Ils se désintègrent en une multitude d’isotopes dont la nature et la quantité – exprimée par un rapport, par exemple plomb 206/plomb 207 – constituent une empreinte digitale d’un rejet de ce type : uranium U, radium Ra, plomb Pb, Thorium Th… Le nombre indique l’isotope en question.

© 2024-T. Geng, A. Mangeret, O. Péron, D. Suhard, J. Gorny, L. Darricau, M. Le Coz, N. Ait-ouabbas, K. David, Ch. Debayle, P. Blanchart, G. Montavon, A. Gourgiotis-Published by Elsevier B.V.

1. La plateforme Paradis associe le plateau technique Paterson et la « Plateforme expérimentale pour les activités de recherche sur l’incorporation de substances radioactives par ingestion et inhalation » (Parisii).
2. En 1953, Clair Cameron Patterson a déterminé l’âge de la Terre grâce à l’analyse isotopique du plomb par spectrométrie de masse. Il a également révélé la contamination de l’environnement par le plomb provenant des carburants, ce qui a conduit à l’essor des essences sans plomb.
3. La spectrométrie de masse consiste à mesurer le nombre d’atomes des différents isotopes. De quoi s’agit-il ? Chaque élément chimique, comme le carbone ou l’uranium, réunissent des atomes aux propriétés semblables, mais qui se distinguent par le nombre de l’un des constituants des noyaux, le neutron. Par exemple, le carbone 12, le plus courant, a 6 neutrons (et 6 protons), tandis que le carbone 14 a… 8 neutrons. Ce sont des isotopes, et certains sont instables, c’est-à-dire qu’ils se « désintègrent » spontanément en émettant des rayonnements – c’est la radioactivité – et se transforment en d’autres isotopes.


Pour en savoir plus

Le site de la plateforme Paradis : www.irsn.fr/recherche/plateforme-paradis

Les différents sites miniers en France : https://mimausabdd.irsn.fr

Publication : T. Geng et al., Unveiling the origins and transport processes of radioactive pollutants downstream from a former U-mine site using isotopic tracers and U-238 series disequilibrium, Journal of Hazardous Materials, 2024.

Publication : L. de Castro et al., Renal toxicity and biokinetics models after repeated uranium instillation, Scientific Reports, 2023.


Article publié en octobre 2024