Recherche : les sédiments des rivières retracent l’histoire du nucléaire en France

Quel niveau de contamination par les radionucléides enregistre-t-on dans les grands fleuves français ? Qu’en est-il de la présence d’autres polluants comme les métaux et les microplastiques ? Le programme de recherche Trajectoire étudie les parcours de ces contaminants qu’apporte l’humain. Une trentaine de scientifiques appartenant à sept laboratoires sont impliqués dans ces travaux. Des premiers résultats montrent la résilience de certains fleuves face à ces nuisances. À la fin des recherches, l’ensemble des conclusions seront utiles pour que des actions de remédiation soient mises en place par les pouvoirs publics.

En juin 2024, Frédérique Eyrolle, chercheuse et coordinatrice du programme Trajectoire, et l’ingénieure Valérie Nicoulaud-Gouin collectent et conditionnent des échantillons de sédiments du Cher, l’un des affluents de la Loire. - © Célia Goumard/ Médiathèque IRSN

Connaître, comprendre et expliquer les pollutions de l’environnement, à l’échelle du territoire national, depuis le début du siècle dernier, marqué par le début de l’ère nucléaire et par la « grande accélération » industrielle, est l’enjeu du projet de recherche Trajectoire. Lancé en 2020, il étudie le parcours de polluants apportés par l’humain, depuis leur introduction dans l’environnement, jusqu’à leur présence dans les compartiments environnementaux, au cours du xxe siècle. Les résultats révèlent a posteriori l’histoire de la dégradation des grandes rivières – Rhône, Loire, Seine, Garonne, Rhin, Meuse, Moselle – par les radionucléides, des métaux et des microplastiques. Ce projet reconstruit l’histoire de l’impact environnemental du nucléaire : rejet, accident…
Les archivages sédimentaires sont au cœur du projet de recherche. Les rivières puis les fleuves véhiculent jusqu’au domaine marin des quantités importantes de particules provenant des sols des bassins-versants. Les plus fines emportent avec elles des contaminants, qui se fixent à leur surface, et se déposent transitoirement au fond des cours d’eau ou de manière quasi définitive dans des zones dites « d’accumulation sédimentaire ».

Des carottages mètre par mètre

L’ opération de carottage au bord du Cher s’effectue avec un marteau à percussion. Sont présents (de gauche à droite) : la chercheuse Frédérique Eyrolle, l’ingénieure Valérie Nicoulaud-Gouin et les techniciens Julien Faramond et David Mourier. - © Célia Goumard/ Médiathèque IRSN

Six scientifiques en géomorphologie fluviale explorent des sections en aval des grands bassins-versants nucléarisés en quête de ces zones et les étudient. Ils appartiennent au Laboratoire de recherche sur les transferts des radionucléides au sein des écosystèmes aquatiques situé à Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône.
Ils s’appuient sur des cartes, des photographies aériennes historiques et des sondages géophysiques pour visualiser les stratigraphies jusqu’à plusieurs mètres de profondeur. Les milieux d’accumulation sédimentaires de particules fines intégrant plusieurs décennies de dépôts ne sont pas faciles à trouver. Lorsque le site est repéré, les précieux enregistrements sédimentaires sont collectés à l’aide de carottiers, mètre par mètre. Les carottes livrent leurs premiers secrets : les enregistrements des strates successives révèlent par exemple des crues historiques, constituant des repères chronologiques pour la datation.

Les scientifiques doivent trouver des repères

Prélevées sous la forme de longues « carottes », les archives sédimentaires sont conditionnées et étiquetées. Elles sont ensuite transportées au Laboratoire de Cadarache (Bouches-du-Rhône). - © Célia Goumard/ Médiathèque IRSN

Des analyses sont ensuite effectuées. Attribuer une période de dépôt – aussi appelée « modèle d’âge » – à chacune des strates, est crucial. Les experts détectent la première trace de césium 137 à partir de l’archive élaborée avec des sédiments collectés (cet élément est introduit à partir de 1955 par les essais nucléaires) puis, en remontant vers la surface, identifient les pics des retombées atmosphériques des essais aériens (1963), puis de l’accident de Tchernobyl (1986). Avec ces repères, ils déterminent les taux de sédimentations apparents et établissent les premiers modèles d’âge. Plus de 40 mètres d’enregistrements datés sont produits.
Les profondeurs des dépôts successifs étant désormais converties en âges, les séries temporelles des contaminants sont reconstituées depuis le début du siècle dernier. Les archives parlent et révèlent les radionucléides artificiels et naturels, les microplastiques et leurs dérivés, et certains métaux critiques (c’est-à-dire en quantités restreintes à l’échelle du globe).

Des niveaux d’altérations différents d’un fleuve à l’autre

Les archives sédimentaires de la Loire sont découpées et analysées au Laboratoire de recherche sur les transferts des radionucléides au sein des écosystèmes aquatiques, à Cadarache (Bouches-du-Rhône). - © Frédérique Eyrolle/ IRSN

Les trajectoires du césium 137 dans les grands bassins-versants soulignent des hétérogénéités spatiales significatives et les contributions relatives des différents termes sources : accident, rejet… Au cours de l’ère nucléaire, les niveaux en césium 137 dans la Seine sont globalement les plus faibles. La Loire et le Rhône se partagent la première place, avec des trajectoires de contamination très différentes. Pour le Rhin, les rejets des industries nucléaires suisses marquent significativement le fleuve entre 1968 et 1981 et expliquaient jusqu’à 50 % du marquage en 1974.
L’analyse des trajectoires de ce radionucléide indique des résiliences – capacité à revenir à un état initial ou proche de cet état après une perturbation – similaires quel que soit le bassin. Les résultats révèlent des pics en isotopes du plutonium dans la Loire (1969 et 1981) et dans la Seine (1961 et 1975). Ils témoignent respectivement des rejets accidentels de la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux et des rejets d’installations en région parisienne. Le strontium 90 est aussi recherché. Les retombées atmosphériques globales conduisent à des activités proches des limites de détections. Elles ne sont pas significativement différentes d’un bassin à l’autre. Une particularité dans la Loire : la production de calcite endogénique (formation d’agrégats de cristaux de calcite par certaines espèces de phytoplancton), intense lors de la période d’eutrophisation de la Loire (1970-1990), semble avoir conduit au piégeage du strontium 90 rejeté par le CNPE de Chinon (1965-1984) dans les sédiments du fleuve.

Les pollutions dues aux anciens ateliers d’horlogerie

Du tritium d’origine horlogère, déjà identifié dans le Rhône, est révélé dans le Rhin, à des niveaux dix fois plus élevés que dans le Rhône. Des ateliers d’horlogerie utilisaient par le passé des peintures tritiées pour leurs propriétés luminescentes. L’analyse des trajectoires indique que les sédiments du Rhin évacuent cette contamination beaucoup plus lentement que ceux du Rhône. Dans tous les autres fleuves, un pic de tritium organiquement lié est observé vers le milieu des années 1970 – soit une décennie après le pic des retombées atmosphériques globales. Il pourrait provenir, comme démontré dans le cas de la Loire en 2018, de la matière organique terrestre marquée, dix ans plus tôt, par les retombées des tirs.
L’analyse des activités en radionucléides naturels montre par exemple que l’usage des engrais potassiques et phosphatés – culminant entre 1975 et 1990 – laisse des traces dans les sédiments. Concernant les métaux critiques, c’est le platine qui est étudié (voir infographie). Les dérivés des microplastiques étudiés augmentent dans la quasi-totalité des fleuves étudiés (voir l’interview de Laurence Lestel).
Analyser les trajectoires des polluants en s’appuyant sur l’intelligence artificielle pour étudier les liens de cause à effet entre les « pressions anthropiques » et les « réponses » de l’environnement est un autre enjeu. D’ici à la fin du projet, les trajectoires prédictives fondées sur des scénarios de contamination et de changements climatique et sociétaux tenteront d’être établies. L’ensemble des résultats illustrera le rôle des décisions politiques et sociétales sur l’état des milieux à moyen et long terme et devrait souligner que l’humain peut être acteur de la résilience de l’environnement.

Contact

Frédérique EYROLLE
Chercheuse HDR en sciences de l’environnement
frederique.eyrolle@irsn.fr


Projet Trajectoire : quelles sont les différentes équipes de recherche ?

  • Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN)
  • Environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux (Epoc) : université de Bordeaux, CNRS
  • Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols (Metis) : Sorbonne Université, CNRS
  • Laboratoire d’écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés (Lehna) : CNRS
  • Laboratoire de sciences du climat et de l’environnement (LSCE) : CNRS, CEA
  • Morphodynamique continentale et côtière (M2C) : CNRS
  • Mediterranean institute of oceanography (MIO) : université d’Aix-Marseille

Le projet Trajectoire est financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).


3 QUESTIONS À… Laurence Lestel, CNRS

Laurence Lestel, directrice de recherche CNRS au sein de l’unité de recherche mixte Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols (Metis), à la faculté des sciences de Sorbonne Université. - © Collection privée

Qu’est-ce qu’une frise socio-historique ?

Il s’agit d’un outil pour comprendre les conséquences des actions humaines sur l’évolution d’un territoire ou d’un paysage. Dans le cadre du projet Trajectoire, nous l’utilisons pour mettre en lumière la façon dont des événements économiques, réglementaires ou politiques influencent l’apparition et l’évolution de différents polluants dans l’environnement. En particulier dans les sédiments des principaux fleuves français.

Comment est-elle construite ?

C’est une enquête minutieuse qui nécessite de multiplier les sources d’information documentaires et de les croiser avec les résultats d’analyse de la composition des sédiments. Cette approche nous permet d’identifier les forces motrices à l’origine de la pollution et de reconstituer comment des décisions humaines en influencent la dynamique. La bibliométrie est également un outil intéressant qui révèle des ruptures. Dans le cas du platine par exemple, nous observons un pic de publications traitant de ce métal en 2000, lié au lancement de recherches destinées à comprendre les effets environnementaux de la dissipation du platine issu des pots catalytiques.

Comment est déterminé le point de départ d’une frise ?

Tout dépend du polluant considéré. Dans le cas du platine, une pollution de la Seine a été mesurée dès le fond de la carotte datant des années 1950. Une « anomalie » qui s’explique par l’industrie parisienne du platine destinée à la joaillerie. La frise commence donc à cette période. La contamination des autres fleuves démarre, elle, plutôt dans les années 1990, en lien avec l’usage du platine dans les pots catalytiques.


AILLEURS - Mesurer la contamination des additifs du plastique

La pollution plastique est depuis longtemps sous le feu des projecteurs. Mais l’impact environnemental des additifs qui le composent est moins étudié. Ces derniers sont ajoutés lors de la fabrication pour modifier les propriétés des plastiques : les rendre plus souples, plus résistants aux chocs… Pour la première fois, l’équipe de Richard Sempéré, directeur de recherche CNRS et directeur de l’Institut Ocean à Aix-Marseille Université, analyse des carottes sédimentaires issues de fleuves français – Rhin, Rhône, Loire, Meuse et Moselle – afin de reconstituer l’évolution de la pollution aux phtalates et composés organophosphorés sur une période d’environ un siècle. Leurs résultats révèlent une accumulation de ces additifs dans les sédiments de ces fleuves depuis les années 1940, puis une hausse importante à partir de 1960 et jusqu’en 2020. Dans le Rhin par exemple, la concentration de phtalates est inférieure à 5 nanogrammes par gramme avant 1950, puis passe de 10 à 80 nanogrammes par gramme entre 1960 et 2020. Une augmentation liée à l’intensification de l’utilisation de plastiques en France. À terme, ces données seront utilisées pour créer des modèles de dégradation des additifs du plastique dans les sédiments. Elles pourront alimenter des algorithmes d’apprentissage automatique pour prédire l’évolution de la contamination. Un outil d’aide à la décision intéressant pour des acteurs comme les collectivités locales, les opérateurs de l’État, les industriels, etc., pour une gestion plus durable des déchets plastiques.

Visibles ici par imagerie, les microplastiques et leurs additifs (phtalates...) se sont accumulés dans les sédiments des fleuves français depuis les années 1940. - © Richard Sempéré

INFOGRAPHIE - Des frises socio-historiques pour retracer la trajectoire de la pollution au platine

Les décisions économiques, réglementaires et politiques ont des répercussions directes sur la pollution. Une analyse méthodique de ces événements permet de mieux comprendre l’évolution de la contamination. L’exemple du platine, observé dans les sédiments des principaux fleuves français.

© T. Cayatte/Agence Ody.C/Médiathèque IRSN/Magazine Repères

Article publié en octobre 2024