Contamination de l’environnement : quels sont les nouveaux savoirs sur les transferts de la radioactivité ?

Forêt, rivière, océan... Comment se transfèrent les radionucléides dans ces écosystèmes à la suite d’un rejet radioactif ? Grâce au programme de recherche Amorad, ces flux sont mieux appréhendés. En cas d’accident, ces connaissances aideront à déterminer les conséquences sur l’homme et l’environnement.

Carottage d'un sol forestier - © Frédéric Coppin/Médiathèque IRSN.

Février 2022. Le ministère de la Santé japonais suspend des livraisons de poissons de roche pêchés au large de la préfecture de Fukushima au Japon. Les niveaux de césium 1371 mesurés sur un lot s’avèrent quatorze fois supérieurs à la limite de commercialisation. 
Onze ans après l’accident de la centrale de
Fukushima Daiichi, les niveaux de radioactivité dans les poissons ont décru, mais de manière très variable selon les espèces, leur habitat et leur régime alimentaire. Ceux vivant sur le fond restent les plus atteints, car leur alimentation est liée aux sédiments qui piègent la radioactivité. 
Pour évaluer les conséquences d’un accident
nucléaire avec des rejets radioactifs, il est nécessaire de comprendre les interactions entre les radionucléides, les sédiments et la faune. Puis, il faut developer des outils de modélisation pour estimer les transferts vers les poissons et les crustacés consommés par l’homme. C’est l’objectif du projet Amorad – Amélioration des modèles de prévision de la dispersion et d’évaluation de l’impact des radionucléides au sein de l’environnement – coordonné par l’IRSN. Focalisé sur les conséquences d’un rejet radioactif en milieux marin et continental, il vient de se terminer après huit années de recherche. 

 

Chaînes alimentaires complexes 

L’acquisition de données et la prise en compte de processus peu étudiés jusqu’ici aident à améliorer la représentation des phénomènes de dépôt-érosion des particules sédimentaires en zone côtière. Elles contribuent à appréhender le transfert du césium 137 dans l’ensemble d’un réseau dit trophique, reposant sur les relations alimentaires entre espèces. Il est désormais possible de simuler les phénomènes de dépôt et de remise en suspension de sédiments dans l’estuaire de la Gironde2 ou dans le golfe du Lion en Méditerranée3. 
Pour les chaînes trophiques, les modèles
validés sur Fukushima, puis mis en place sur le golfe du Lion, peuvent anticiper l’évolution des activités de radionucléides dans différents organismes marins. Mollusques, algues, poissons... les scientifiques sont capables de prédire rapidement ces variations dans un périmètre contaminé pour une catégorie donnée. Ils peuvent cibler une espèce spécifique, depuis le phytoplancton jusqu’aux grands prédateurs. Pour ces derniers, l’adaptation du modèle4 au golfe du Lion a pris une année. 
Le calcul à l’échelle d’un groupe d’organismes
devrait être exploité courant 2023 par le centre technique de crise (CTC) de l’IRSN (Hauts-de-Seine). En cas d’accident radiologique, il envisage d’exploiter ces outils pour définir la situation et son évolution potentielle, puis d’évaluer les consequences sur l’environnement et la population, afin de conseiller les pouvoirs publics. 

 

Des bassins versants à la mer 

Pour les aspects continentaux, les études au Japon portent sur le transfert du radiocésium après son dépôt à l’échelle des bassins versants et dans le continuum terre-mer. Le modèle Watersed5 d’érosion de sol et de transport des particules vers les rivières est amélioré et adapté à la zone de Fukushima et au césium 137. Il démontre le rôle important des rizières dans l’origine de la matière solide transportée. Les suivis du césium 137 sur les particules prélevées dans les rivières confirment que les operations de remediation des sols mises en place – décapage et remplacement – participent à la diminution .des apports aux rivières (lire article 3 questions à... Florence Gabillaud-Poillion).
Les données sur le radiocésium en forêt – au Japon, en France et en Ukraine – et sa répartition entre les sols et les arbres font progresser les connaissances. En fonction de la quantité de césium déposée, un ordre de grandeur de la contamination attendue dans le bois de production – chauffage ou construction – peut être fourni rapidement. Autre avancée : la prédiction de sa répartition au cours du temps entre feuillage, litière, couches de sol, tronc, branche et racine, ainsi qu’à l’échelle de l’écosystème forestier. Celle-ci est rendue possible par les modèles Tree4 et Trips6. 
Le césium n’est pas le seul en ligne de mire.
La thèse en biogéochimie de Marine Roulier explore le comportement de l’iode dans le système sol-forêt. Ses travaux montrent que la couche organique du sol – l’humus – est une zone d’accumulation provisoire. Elle contribue ensuite à la réémission vers l’atmosphère et le sol par lessivage et volatilisation. 

 

Des échantillons de cèdre japonais – écorce et tronc – sont utilisés pour le volet continental du projet Amorad. - © PRP-ENV/SERIS/L2BT/Médiathèque IRSN.
Campagne de pêche dans le golfe du Lion, en Méditerranée. - © Mireille Arnaud/Médiathèque IRSN

Renseigner les pouvoirs publics 

Amorad fournit diverses avancées innovantes en métrologie et en statistiques. Ces dernières sont appliquées à la prévision des activités en césium 137 dans les cours d'eau japonais (lire article 3 questions à...Florence Gabillaud-Poillion) et au développement d’un système expert pour le milieu marin. Celui-ci permet de préciser le terme source d’une contamination en utilisant des rétrocalculs, des probabilités et des résultats de modèles hydrodynamiques.
Un dernier volet7 de ce projet porte sur l’évaluation des conséquences économiques dues aux pertes des ressources forestières et aquatiques ou aux obligations de l’arrêt d’alimentation en eau potable et d’irrigation .(voir infographie Comment chiffrer l'impact environnemental d'un accident nucléaire ?). Les résultats vont jusqu’à montrer les conséquences économiques d’une perte d’activités récréatives en forêt. 

1. Pour les denrées marines de Fukushima, 100 Bq/kg de césium 137 est la limite de commercialisation.
2. Modèle Mustang de l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer).
3. Modèle Symphonie du Laboratoire d'études en géophysique et océanographie spatiales (Legos).
4. Modèle Golem du Laboratoire sur les transferts des radionucléides dans les écosystèmes aquatiques (LRTA).
5. Modèle Watersed du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).
6. Tree4 du Laboratoire de recherche sur les transferts des radionucléides dans les écosystèmes terrestres (LR2T) de l’IRSN prédit l'évolution du césium 137 dans les compartiments du système sol arbre. Trips de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) reproduit le cycle de ce radioélément en écosystème forestier.
7. Modèle Arpagon du Laboratoire d’analyse économique des risques nucléaires (Lern).


3 QUESTIONS À… Florence Gabillaud-Poillion

Florence Gabillaud-Poillion, Chargée de la gestion post-accidentelle à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) - © Coll privée

Comment Amorad alimente-t-il l’action de l’État ? 

En cas d’accident sur une centrale située le long d’un fleuve, ce projet représente de façon plus réaliste le transfert de radionucléides vers les réseaux trophiques* de l’écosystème marin. 
Les estimations de la contamination radioactive du littoral fournies par ce projet collaboratif international – qui implique Treize partenaires – définissent des zones d’interdiction de pêche, d’accès aux plages ou à la navigation de plaisance. 

Quelles informations sont disponibles ? 

Les modèles aident à protéger la population. Ils fournissent une cartographie de l’évolution de la contamination dans tous les compartiments marins sur plusieurs mois, voire plusieurs années. 
Il est possible de determiner le risque lié à l’ingestion de produits de la mer potentiellement contaminés – poissons, coquillages, algues – selon les espèces et les zones de prélèvement. En aidant un territoire affecté, Amorad facilite sa résilience.
Il nourrit les travaux du Comité directeur pour la gestion de la phase post‑accidentelle (Codirpa). 

Qu’est-ce que le Codirpa ? 

Le Codirpa est créé en 2005 par l’ASN à la demande du Premier ministre. Il regroupe des experts de l’IRSN, des exploitants, des représentants des services de l’État et de la société civile. Il propose au gouvernement des recommandations sur la gestion d’un territoire contaminé. 

* Ensemble de chaînes alimentaires reliées au sein d’un écosystème. 


AILLEURS - Japon : de nouveaux résultats

Les spécialistes de l'Institut et de l'Université de Fukushima font des prélèvements au large du Japon. - © PRP-ENV/SESURE/LERCM/Médiathèque IRSN

« Nous avons été surpris par la rapide baisse de la contamination des sols et des rivières après l’accident de Fukushima Daiichi », annonce Yuichi Onda. Ce spécialiste des isotopes, professeur au Japon à l’Université de Tsukuba, est le pilote du volet nippon du projet Amorad (lire l'article 3 questions à… Yuichi Onda). Cette baisse des teneurs en césium 137 est en effet plus rapide qu’après l’accident de Tchernobyl. Les scientifiques japonais et français impliqués dans le projet l’expliquent par la remédiation humaine – notamment le décapage du sol – et un fort ruissellement. Ce résultat pourrait server en cas d’accident en Asie, le climat et la végétation étant similaires. Les études sur la forêt se révèlent au contraire proches de ce qui s’est passé près de Tchernobyl : la contamination est forte et durable.
« L’équipe française nous a beaucoup appris, notamment sur l’échantillonnage en forêt », précise Yuichi Onda. Pour parfaire la compréhension du cycle du césium dans la nature – et la radioprotection –, il espère poursuivre l’étude. 


3 QUESTIONS À… Yuichi Onda

Yuichi Onda - © University of Tsukuba

Quels sujets étudiez-vous dans le cadre du projet Amorad ? 

Depuis 2012, l’équipe de l’Université de Tsukuba, spécialisée dans les isotopes et la dynamique environnementale, travaille sur le volet continental des retombées de l’accident. Avec les collègues de l’IRSN, nous étudions la contamination des forêts, des sols et des rivières (lire p. 8). L’objectif est de combiner l’étude des mouvements physiques des radionucléides avec celle de leur cycle biologique, afin de reconstituer l’ensemble de leur comportement écologique. Nous aimerions poursuivre ce travail sur plus d’une décennie, pour atteindre le temps de demi-vie du césium 137, le principal radionucléide relâché. 

Quelles sont les conséquences pratiques, en termes de radioprotection, de vos résultats sur les rivières et les forêts ?  

Depuis 2012, les rivières de la préfecture de Fukushima sont sans danger du point de vue de la radioprotection. Les Japonais peuvent pêcher et même se baigner en évitant de remuer les sédiments où s’accumule la radioactivité. 
Pour les forêts, la prudence reste de mise. Il n’est pas dangereux d’entrer dans une forêt, mais dans les zones les plus touchées, il ne faut pas exploiter le bois ou la terre. Nos relevés réguliers révèlent une baisse considérable des réserves de césium 137 dans le feuillage et le tronc des arbres les 200 premiers jours : à certains endroits, il ne reste que 3 %. Ces réserves se stabilisent ensuite et l’humus reste contaminé. Cela est dû à la chute du feuillage, qui crée une couche radioactive au sol. Celle-ci contamine ensuite les arbres via la sève. Elle contribue aussi à la recontamination des eaux par le ruissellement. 

Comment avez-vous travaillé sur ce projet et quelle a été votre collaboration avec les chercheurs de l’Institut ? 

En 2012, l’étude de l’écosystème forestier est nouvelle pour nous, nous n’avons pas cette expertise. Les chercheurs français possèdent une connaissance théorique et des méthodes de terrain éprouvées. En juin de cette année-là, ils nous aident à cibler les sites à étudier. Puis ils nous guident dans la collecte des échantillons, lors d’une première campagne qui s’est déroulée en trois temps.
Malgré les trois heures de trajet qui nous séparent de ces parcelles de forêt, les collaborateurs japonais poursuivent les prélèvements au rythme d’un toutes les deux semaines environ, notamment après les pluies. Plusieurs post-doctorants japonais, français, américains se succèdent sur ce projet entre 2012 et 2021. Beaucoup d’échantillons sont expédiés en France et les analyses sont réalisées à Cadarache (Bouches-du-Rhône) par le Laboratoire de recherche sur les transferts de radionucléides dans les écosystèmes terrestres (LR2T). Nos équipements ne sont pas adaptés pour ces analyses. 
La discussion des résultats, l’écriture des articles – notamment celui de Nature Reviews Earth & Environnement*… Tout cela s’est fait conjointement. Pour ces raisons, ce projet est unique pour notre équipe.  

* Yuichi Onda et al., Nat Rev Earth Environ, 2020 


Pour en savoir plus

Amorad  www.irsn.fr/amorad 
Thèse de Marine Roulier www.irsn.fr/Roulier 
Le centre technique de crise de l’IRSN : www.irsn.fr/Crise-Role-IRSN 


INFOGRAPHIE - Comment chiffrer l'impact environnemental d'un accident nucléaire ?

Pertes d'exploitation, denrées contaminées... Les conséquences environnementales d'un accident nucléaire ont un coût. Les experts l'estiment avec un ou plusieurs modèles complémentaires. Illustration pour la pêche et l'agriculture.

© Art Presse/ABC communication/Médiathèque IRSN/Magazine Repères

Article publié en octobre 2022