Corrosion sous contrainte au niveau des réacteurs nucléaires : où en est-on ?
Pourquoi tant de réacteurs nucléaires sont à l’arrêt pendant l’hiver 2022-2023 ? Tout commence lors d’un contrôle périodique à Civaux (Vienne), qui révèle un défaut atypique.
Les évènements, à rebondissements, mobilisent les inspecteurs de l’Autorité et les experts de l’IRSN et conduisent EDF à réaliser un chantier industriel inédit. Quelle est la situation ?
Août 2021. Le réacteur numéro 1 de Civaux, de 1 450 MWe, est à l’arrêt pour une visite décennale. Des contrôles réalisés par EDF sur les soudures des tuyauteries en acier inoxydable des circuits d’injection de sécurité1 révèlent des défauts inattendus. Pour les caractériser, l’énergéticien découpe la tuyauterie concernée et l’analyse dans son laboratoire à Chinon (Indre-et-Loire). En novembre, un verdict imprévu tombe : une fissure profonde de 5,6 millimètres, s’étendant sur toute la circonférence de la tuyauterie, est due à de la corrosion sous contrainte (CSC). La CSC est la fissuration activée par la température d’un matériau au contact d’un milieu agressif et soumis à une contrainte. Choix du matériau, conception et fabrication de la tuyauterie, chimie de l’eau... tout avait pourtant été fait pour l’éviter. L’exploitant prend la décision d’arrêter les autres réacteurs de 1 450 MWe à Civaux et Chooz (Ardennes). Il engage des chantiers de réparation inédits, pour remplacer tout ou partie des tuyauteries concernées. L’IRSN se préoccupe sans délai des conséquences pour la sûreté. Pour Antoine Lejosne, expert en thermohydraulique, « l’injection de sécurité est un système essentiel pour refroidir le coeur en cas d’accident. Les défauts sont dans la partie de la tuyauterie directement reliée au circuit primaire. Les opérateurs ne pourraient donc pas isoler une fuite à cet endroit ».
La méthode de contrôle est modifiée
En janvier 2022, l'énergéticien confirme la découverte de défauts similaires sur le réacteur 1 de 1 300 MWe de Penly (Seine-Maritime). Le problème n’est donc pas circonscrit aux réacteurs de 1 450 MWe mis à l’arrêt.
En mars 2024, une fissure de CSC de plus de quatre millimètres de profondeur est découverte pour le réacteur numéro 4 du Blayais (Gironde). Elle est située à proximité d’une soudure qui n’était pas identifiée comme particulièrement à sensible à ce phénomène. D’autres fissures de plus de deux millimètres de profondeur sont découvertes pour un réacteur 900 MWe, à Chinon (Indre-et-Loire) mais pour des soudures réparées lors de leur fabrication et qui sont plus sensibles au phénomène de corrosion.
À l’Institut, des axes d’analyse sont engagés sous le pilotage de Thierry Sollier, spécialiste en contrôles non destructifs. « Évaluer les enjeux de sûreté, comprendre le phénomène de corrosion et ses causes, identifier les réacteurs affectés et, pour chacun, les circuits et les soudures concernés, analyser les performances des contrôles réalisés, les études de tenue des tuyauteries, identifier les mesures compensatoires pour limiter les risques en exploitation et détecter rapidement toute fuite... Ces axes font appel aux spécialistes de l’IRSN, avec ceux des directions des équipements sous pression et des centrales nucléaires de l’Autorité de sûreté nucléaire [ASN]. »
EDF programme des arrêts de réacteurs afin de les contrôler. Des indications de défauts sont détectées sur certains (voir infographie ‘Corrosion sous contrainte : les répercussions sur le parc en juin 2024’). L’industriel doit faire face à une difficulté : la méthode de contrôle non destructif de l’industriel ne permet pas de déterminer la profondeur des fissures et révèle des faux positifs. Il faut découper les tuyauteries pour les expertiser. L’exploitant développe un nouveau procédé et établit une stratégie de contrôle des réacteurs du parc (voir infographie ‘La corrosion sous contrainte est caractérisée par ultrasons’).Face à l’incertitude quant à la liste des réacteurs affectés, l’exploitant instaure des mesures compensatoires pour limiter les risques pour ceux en fonctionnement en avril 2022 : renforcement de la surveillance des fuites du circuit primaire, utilisation des détecteurs d’incendie pour identifier au plus vite une brèche, précautions limitant les sollicitations des tuyauteries... L’IRSN les analyse2.
En février 2024, l’industriel met en œuvre un nouveau procédé de contrôle ultrasonore conformable (UTc3) qui améliore le contrôle des soudures pour des géométries et des conditions d’accessibilité difficiles. Un bras robotique facilite le suivi d’une surface complexe au niveau du raccordement de deux coudes. Cette technique permet de détecter des fissures de CSC pour le réacteur numéro 4 du Blayais. Les experts apportent leur soutien aux inspecteurs de l’ASN pour le contrôle de sa première mise en œuvre industrielle.
La concentration en oxygène à l’étude
La question de leur résistance en service se pose. L’industriel évalue la profondeur maximale de fissure à partir de laquelle la tenue de la tuyauterie n’est plus garantie. L’Institut analyse ces études4. EDF évalue les conséquences qu’aurait une rupture simultanée de deux lignes d’injection de sécurité et montre que le cœur serait tout de même refroidi. Les experts en thermohydraulique de l’IRSN confirment ce résultat par leurs calculs5.
Mais qu’en est-il des causes ? Les échanges se poursuivent6. L’exploitant avance une dureté élevée du matériau à proximité des soudures et des contraintes mécaniques non anticipées à la conception. Pour Ian de Curières, spécialiste en chimie-corrosion, « la piste des contraintes ne suffit pas à expliquer la morphologie des fissures et le fait qu’elles peuvent s’étendre sur toute la circonférence de la tuyauterie ». La piste de la chimie doit être considérée. « En présence d’oxygène, on trouvera des fissurations similaires pour des aciers avec les mêmes propriétés, ce qui expliquerait beaucoup des constats8. »
Des réparations préventives
Les réparations pour les autres réacteurs se poursuivent. Ceci met sous forte tension les industriels qui interviennent pour les soudures et les contrôles en 2023. L’ambiance radiologique dans les zones d’intervention complexifie la tâche. Des réparations préventives des tuyaux sensibles pour seize réacteurs -quatre de 1450 MWe et douze de 1350 MWe- sont réalisés en 2023 et les autres tuyauteries font l’objet de contrôles pour établir un état des lieux.
Ces contrôles enseignent qu’il s’agit d’un phénomène générique qui peut toucher l’ensemble des réacteurs mais avec une sévérité variable. Pour programmer au mieux le remplacement des tuyaux les plus affectées par la CSC, EDF souhaite pouvoir laisser en l’état les soudures qui à l’issue des contrôles paraissent faiblement affectées par ce phénomène. Cette demande est analysée par les experts pour les aspects performances de contrôles, analyses mécaniques et mécanisme d’endommagement7. L’IRSN considère que la démarche de justification du maintien en exploitation des tuyauteries qui pourraient - après analyse des contrôles ultrasonores - présenter des fissures de faible profondeur est acceptable. Néanmoins, les experts considèrent que l'énergéticien doit retenir une approche prudente pour évaluer la vitesse de propagation des fissures laissées en exploitation. In fine, l’ASN a imposé à l’industriel de retenir une vitesse de propagation conservative dans sa justification de maintien en service de fissures - ou plus précisément indications ultrasonores pouvant correspondre à des fissures - pour un ou plusieurs cycles d’exploitation du réacteur avant réparation.
L’état des lieux du parc nucléaire se poursuivra en 2024 et 2025 avec des réparations préventives ou curatives selon la profondeur des défauts détectés.
Des recherches sur les causes de la corrosion
La réflexion sur la compréhension fine de ce mécanisme de fissuration, sur les mesures de prévention et de surveillance se poursuit. L’industriel étudie notamment la cartographie des températures dans ces tuyauteries où l’eau ne circule pas en fonctionnement normal mais peut pénétrer localement par un phénomène de turbulence. Il utilise la simulation numérique afin de mieux évaluer les contraintes résiduelles ainsi que les conditions d’amorçage et de propagation des fissures. L’IRSN étudie la sensibilité à la CSC de l’acier inoxydable déformé à proximité des soudures, l’effet potentiel du vieillissement thermique de ce matériau, le potentiel électrochimique de corrosion9 en fonction des conditions d’exploitation, notamment en fonction de la teneur en oxygène. Les spécialistes conduisent des études concernant les conditions de circulation et de mélange chaud/froid du fluide primaire dans ces tuyauterie auxiliaires en utilisant la simulation numérique.
En 2024, l’Institut poursuit ses travaux d’expertises concernant le lien entre la qualité de la chimie de l’eau du circuit primaire et la sensibilité à la CSC, notamment en fonction de sa teneur en oxygène, les évolutions des méthodes de contrôle non destructif, la simulation numérique des procédés de soudage et des compléments aux études de sûreté pour de petites brèches du circuit primaire
1. Les tuyauteries du système d’injection de sécurité servent à refroidir le réacteur en cas d’accident. Elles sont reliées au circuit primaire.
2. Avis IRSN du 6 juillet 2022.
3. Lettre de suite de l’ inspection UTc CODEP-DEP-2024-010528 sur asn.fr
4. Avis IRSN du 28 juin 2022.
5. Avis IRSN du 21 juillet 2022.
6. Magazine Repères 56.
7. Avis IRSN du 12 mai 2023.
8. Avis IRSN du 14 septembre 2022.
9. Le potentiel électrochimique de corrosion est un indicateur du comportement en corrosion d’un métal dans une solution - de l’eau pour les réacteurs.
3 QUESTIONS À… Nicolas Cayet, EDF
Quelles sont les actions d’EDF face à la corrosion sous contrainte (CSC) ?
Depuis novembre 2021, nos équipes déposent des tuyauteries sur plusieurs centrales, puis les analysent en laboratoire. 140 échantillons permettent de classer la sensibilité des zones à la CSC. Pour les réacteurs les plus affectés – 1 450 MWe et certains de 1 300 MWe –, les tuyauteries des lignes sensibles (voir infographie p. 6) seront intégralement changées d’ici fin 2023, soit une soixantaine de mètres par paire de réacteurs. Pour connaître la sensibilité à la CSC des autres réacteurs de 1 300 MWe et de ceux de 900 MWe, Flamanville 2, Tricastin 3, Chinon B3, Bugey 4 et Fessenheim 2 ont fait l’objet de déposes ciblées.
Un nouveau procédé de contrôle non destructif est mis en place. Pourquoi ?
Ce procédé d’examen par ultrasons amélioré, dit UTA, permet d’examiner les défauts des tuyauteries sans les découper (voir infographie 'La corrosion sous contrainte est caractérisée par ultrasons'). Au 30 novembre, nous avons contrôlé 136 soudures de 14 réacteurs. Testé et validé, instruit par l’Autorité de sûreté nucléaire, l’UTA est déployé en 2023 pour contrôler plus de 400 soudures sur une quarantaine de réacteurs. Ces contrôles seront menés lors des arrêts déjà prévus. Fin 2025, tout le parc sera contrôlé.
Quels moyens humains sont nécessaires ?
L’examen de deux soudures requiert quatre opérateurs pendant une semaine. Les techniciens doivent obtenir une certification en contrôle non destructif, puis suivre une formation spécifique à l’UTA. Plus d’une centaine ont été formés pour 2023, ce qui permettra de contrôler en parallèle plusieurs réacteurs et soudures d’un même réacteur.
AILLEURS - USA : qu’en est-il pour les centrales ?
À l’automne 2021, l’Autorité de sûreté nucléaire américaine (US-NRC1) est informée, via les canaux habituels d’échange de retour d’expérience (Rex) et par la presse, de la découverte de fissures par corrosion sous contrainte (CSC) dans les centrales en France. Pour comprendre la situation, ses équipes rassemblent de l’information. Grâce aux contacts avec leurs homologues français, elles examinent le risque de défauts similaires dans les centrales américaines. Le Rex des réacteurs à eau pressurisée aux USA et au Japon montre que la CSC de l’acier inoxydable 316L2 est improbable, sauf conditions significativement anormales comme une forte déformation à froid ou une chimie anormale. Compte tenu de ce Rex, des contrôles périodiques et du suivi mené par les industriels américains, la NRC écarte actuellement la crainte d’un problème similaire sur leur parc. Ils continueront à suivre les actions menées dans l’Hexagone.
1. U.S. Nuclear Regulatory Commission
2. Acier résistant à la corrosion par ses teneurs fortes en chrome et molybdène associées à une basse teneur en carbone.
Penly et Cattenom : nouvelles fissures détectées
En mars 2023, EDF annonce la découverte d’une fissure profonde – 23 mm pour une épaisseur totale de 27 mm – sur une soudure du circuit d’injection de sécurité connecté à une branche chaude du circuit primaire du réacteur 1 de Penly. Des réparations faites sur cette soudure pendant la construction du réacteur pourraient en être la cause. L’IRSN tiendra compte de ces éléments nouveaux pour l’expertise en cours portant sur la cinétique de propagation des fissures de corrosion. De plus, lors de contrôles cherchant d’éventuels défauts de corrosion sous contrainte, l’exploitant détecte des fissures de fatigue thermique sur le réacteur 2 de Penly et le réacteur 3 de Cattenom. Ces nouvelles observations conduisent l’ASN à demander des évolutions de la stratégie de contrôle de l’industriel. Elle devra s’appuyer sur une analyse de sûreté que l’Institut examine. Enfin, la découverte de fissures de fatigue sur d’autres soudures que celles considérées comme les plus sensibles, identifiées par des études thermohydrauliques et mécaniques et soumises à des contrôles périodiques, amène l’IRSN à s’interroger sur la validité de l’ensemble de la démarche et à réfléchir aux actions nécessaires.
Pour en savoir plus : https://www.irsn.fr/actualites/nouvelles-detections-fissures-sur-tuyaut…
INFOGRAPHIE - La corrosion sous contrainte est caractérisée par ultrasons
2022. La corrosion sous contrainte affecte des soudures de plusieurs réacteurs. EDF développe un nouvel examen qui rend les contrôles plus performants. L'IRSN expertise ces résultats. Exemple dans les Ardennes, avec le réacteur Chooz B1.
Article publié en mai 2023 et mis à jour en octobre 2024